jeudi 19 septembre 2013

Place Marjeh

Petit vendeur de la place Marjeh - Damas. © Nicolas T. Camoisson
Nous le croisions souvent au marché de la place Marjeh à Damas. Il semblait avoir endossé le costume, trop grand pour lui, des responsabilités qu'ont les pères de famille. Il travaillait avec sérieux, toujours en mouvement, défendant vaillamment son petit étal de fruits, de légumes et d'ail. Mais ce jour-là, son visage, son regard, son sourire, sa posture disaient autre chose de lui que le courage. Cela avait à voir avec la traversée de l'enfance, en un instant d'abandon, comme une envie d'échappée, comme un besoin d'ailleurs. Et je ne sais pourquoi ce jour-là j'avais songé à ces enfants qui, distraits, dans les salles de classe, regardent par la fenêtre, vers le ciel, s'amusent des nuages et des pointillés que dessinent les oiseaux. Oui ce jour-là, je me souviens, avec notre fils dans le dos, bébé blond aux rires réguliers, nous avions senti la morsure de l'injustice nous traverser sans préavis. C'était bien avant la révolution. Les lumières du pays, toutes belles qu'elles étaient, n'empêchaient pas l'implacable dureté d'un quotidien privé d'horizons.
C'est pour lui, pour ce gosse et ses rêves, que le peuple syrien a élevé son chant de liberté au delà de la peur. Pour que naisse de l'espoir dans ses yeux. D'autres possibles qu'une vie étriquée, déjà jouée dans la cour des hiérarchies, déjà écrite et sans recours.
Où est-il aujourd'hui ce fier petit garçon ? Sous quels gravas ? Dans quelle fosse commune ? Sur quel chemin d'exil ?
Et s'il vit, s'il a grandi, que pense-t-il aujourd'hui alors que, de toutes parts, ne percent que les paroles de rage, propagandes et contre-propagandes sans fin, frénésie partagée par tous d'une fureur hors contrôle qui ne laisse aucun espace à l'avancée de l'espoir ? A quoi s'accroche-t-il alors qu'une charge malsaine fait son nid, chaque jour un peu plus, dans les esprits, les visions, les volontés qu'il nous faudrait unir et protéger pour veiller la Syrie ? La guerre, catin vicieuse et sûre d'elle, salit sans distinction de camps et de clans. Elle est à l'oeuvre, sauvage et fourbe, jouissant des dégâts collatéraux qu'elle sème en divisant. Radicale, sans concessions. C'est bien connu, il faut des chefs, de ceux qui savent diriger, prendre, imposer, élever plus haut la voix... Mais un chant de liberté ne peut revêtir le manteau des hurlements sans se perdre et laisser le chemin s'effacer. Ce chemin... Celui du ciel et des nuages et des pointillés que dessinent les oiseaux pour que les enfants rêvent. Ce chemin... Qui n'est pas celui de la rage. Ce chemin... Précis, unique, escarpé, difficile et lumineux malgré tout. Ce chemin... Celui qui doit s'écrire avec, au coeur, les yeux, le sourire, l'envie et le courage du fier petit garçon de la place Marjeh.

Marion Coudert

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