mardi 5 novembre 2013

Lettre à Yasser/3

©Nicolas T. Camoisson
Yasser, mon ami, mon frère,

C'est la troisième lettre que je t'écris depuis que j'ai commencé Le sang du printemps. Et même si je sais bien que tu ne la liras pas, je veux te l'écrire quand même, par dessus le bruit des armes, dans le contre-courant des haines mauvaises. 
Que nous est-il arrivé? Cette distance qui ne nous ressemble pas. Ce silence que l'on nous impose. Cette peur qui nous habite aujourd'hui. Que nous est-il arrivé mon ami ?  Qu'est-il arrivé à ton peuple ? Cette si sombre traversée, ces chiffres qui se rajoutent à d'autres pour ne rien décrire de votre détresse, du mépris de vos vies, de l'enfance violée de vos enfants, de cette machine à détruire que rien n'arrête, gorgone qui grossit de tout ce qu'elle brise en vous. Comment se soumettre à ces visions d'exil qui vous correspondent si peu quand on connait la chaleur de vos foyers ? Comment admettre que le froid qui s'annonce va endurcir plus encore la famine que vous combattez ? Yasser, mon frère, je ne peux pas te dire non plus ce qui est arrivé à mon peuple, ce silence résigné, ce refus de défendre votre marche vers la liberté. Je ne peux pas te dire ce qui nous traverse ici, ce vide de nos fraternités. Je ne peux rien t'en dire car je ne le comprends pas. Tout ce que je sais, c'est que pour ceux, Syriens et autres, qui pensent à vous, vous veillent, chacun à sa façon, pour tous ceux-là, la plus absolue des humilités est de mise. Nous sommes si loin de vous, si loin de vos souffrances, si loin de vos colères, si loin de cette mort qui vous quadrille à chaque instant. Et nous ne devons pas cesser de nous questionner, de remettre en doute nos certitudes sur les chemins que nous prenons pour que l'on pense à vous ici. Avec le temps, vous êtes devenus, toi et ton peuple, invisibles pour beaucoup, cause comme une autre pour certains, et faire-valoir pour d'autres parfois. Tristement. 
Il y a quelques mois encore, nous parlions de nous rejoindre au Liban. Toi et nous savions déjà que c'était une gageure mais nous nous disions cela, comme un espoir.  Écrin de nos forces, ce rêve de se retrouver à Raouché... Mais aujourd'hui, dans le fond de ta voix, dans les mots des journaux, dans ce temps qui se joue de nous, il y a les signes qu'il ne faut plus songer à ces frontières-là... Te souviens-tu quand nous avons, pris d'une envie de faire un pied de nez à l'idée des frontières, traversé les montagnes aragonaises, alors que nous venions de terminer le chantier de la noria Al Salam ? Ce moment volé à tous, juste pour te photographier devant le panneau "France" au beau milieu des Pyrénées, quel bonheur ! C'était en 2008... Nous avions la légèreté et l'insolence de cette liberté saisie au vol et la douceur si dense de nos complicités. Mon ami, je t'envoie par ce chemin protégé qu'est notre amitié, le souffle de ce souvenir. Je voudrais tant qu'il te tienne chaud et qu'il fasse sourire tes enfants.
Mais je sais que tu es mille fois plus courageux que moi. C'est ton exemple que je suis, ta droiture, ta simplicité que j'aime tant, la constance de ta sagesse et cet espoir que rien ni personne ne fait taire en toi. Tu es la Syrie que j'aime. Tu es la Syrie que j'écris. Et si j'ai du courage, c'est de toi, piégé dans ton village, cerné par la nuit des nuits, que je le tiens.
Tu nous manques.

Marion.

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