jeudi 30 mai 2013

Lettre à Yasser

Mon ami, mon frère,

10 000 pages vues s'affichent sur le compteur de ce blog. 
Tu es ce seul lecteur à qui j'écris depuis le début du Sang du printemps. Je sais bien que tu ne peux pas me lire, mais c'est à toi que j'ai dédié chaque mot, chaque souffle des phrases posées sur ce papier virtuel, toi piégé dans ton village non loin de Hama, toi dont la voix lointaine nous parvient irrégulièrement, toi dont la voix si chère, se veut toujours rassurante mais nous blesse de tant de fatigue mal cachée et de fragilité.

Je t'avoue, mon ami, une certaine lassitude aujourd'hui. Un découragement qui ne me ressemble pas mais qui se veut chaque jour un peu plus dense. Avec 10 000 pages vues pourtant, ma voix ne porte pas bien loin. Elle est la victime collatérale des fermetures des uns et des autres. Il y a des critères auxquels je ne peux prétendre : je ne suis pas syrienne, pas introduite comme il faudrait dans les cercles parisiens, pas journaliste, pas universitaire, pas diplomate, pas politique, pas médiatique. Autant d'appartenances en quelque sorte dont je ne peux répondre et qui font que ma voix reste solitaire et peu légitime aux yeux de beaucoup. Cette mise en quarantaine, nommons cela ainsi, m'est de plus en plus pénible et, pour te dire, m'épuise. Et aujourd'hui vraiment, je me pose la question de l'utilité d'écrire pour le Sang du printemps. J'ai continué un temps parce que j'ai reçu souvent des mots de lecteurs qui me disent que ce j'inscris de toi et ton peuple trouve un chemin dans leurs coeurs. Ce sont souvent des Français, mais il y a aussi des Syriens, des Belges, des Libanais... des êtres humains quoi. Mais pour toi justement, sachant ma capacité à fédérer une part de ces solidarités endormies, même infime,  j'aurais voulu être plus utile encore et porter plus loin cet espoir, ce souffle, ces beautés qui font de toi ce que tu es, qui font de ton peuple un peuple si digne, si honteusement frappé et tellement en danger.

Je t'ai aimé comme un frère, Yasser, parce que tu n'as jamais pensé à tout ça toi, parce que ces barrières idiotes n'ont jamais rien représenté pour nous. Tu te souviens ? Notre révolution, nous l'avons faite, en 2008, avec la noria Al Salam. Magnifique pied de nez au gouvernement syrien, obligé de vous laisser aller vers l'Espagne, obligé d'envoyer son ambassadeur en catastrophe, inaugurer, dans une pâle version politique, le lancement de la roue. Magnifique pied de nez aux arrogants ingénieurs espagnols, contraints au final de reconnaître que toute leur technologie et leur pouvoir financier n'étaient rien face au génie de votre savoir empirique. Magnifique pied de nez aux élites intellectuelles syriennes de l'intérieur et en exil qui, en ne voulant pas regarder ce projet d'artisans artistes, se sont privées, d'une voix pour chanter la grandeur de leur pays, de son patrimoine, de sa force poétique, historique et symbolique. Magnifique pied de nez à cette exposition internationale espagnole parée de tout son argent, avec nos bouts de bois et nos simplicités. Et quelle révolution pour nous lorsque nous avons senti tous, avec une si intense émotion, que nous décollions de Damas, que nous partions, que nous avions volé, ensemble, un peu de cette liberté qui vous manque tant.

Mais tu vois mon ami, aujourd'hui, je suis fatiguée de ma naïveté volontaire, délibérée, à vouloir toujours croire qu'il est possible d'inverser les situations, de parler de paix, de parler de solidarité. Tout vous écrase tellement. Et vous regarder, depuis deux ans, mourir ainsi pour cette liberté que vous méritez tant et me sentir si seule avec ce Sang du printemps sur les bras, me ronge. Et puis Le Chant des norias, un chant pour le peuple syrien, ce beau livre qui vous rend hommage resté dans nos cartons et puis ces expositions qui envahissent nos espaces et puis cette noria de 2 mètres qui moisit dans un entrepôt de Bruxelles, tout ce que nous inventons, Nicolas et moi, depuis des années, pour parler de vous autrement, pour que l'on vous aime ici, que l'on vous reconnaisse.

Te reverrai-je Yasser? Reverrai-je ta famille qui nous manque tant, ta femme, ma si belle amie, ton fils, avec qui le mien a appris quelques bons tours, ta fille que je ne connais même pas? Très égoïstement, Nicolas et moi ne voudrions qu'une seule chose : vous sauver, prendre encore un avion avec vous, vous protéger ici, dans le froid de l'Europe, dans la chaleur de notre amitié. Vous, diamants perdus, égarés dans la boue noire et folle qu'est devenu votre pays.

Cette lettre ne serait rien sans une image de Nicolas. C'est ainsi qu'il vous a toujours dit son amour. J'aimerais que ces mots t'arrivent. Qu'ils t'arrivent traduits dans ta langue. Mais je sais aussi que tu me répondrais, avec tes yeux d'intelligence, que nous avons la même langue toi et moi. Vous et nous.  Et si ce blog se terminait ainsi, par cette lettre pour toi, je sais que tu ne m'en voudrais pas. Parce que tu es libre. Profondément, au-delà de toute prison. Yasser. Mon ami, mon frère.

Marion.

2 commentaires:

  1. ne vous découragez pas madame.. votre blog est magnifique et vous ne pouvez pas savoir les graines qu'il fera germer...

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  2. Le message que vous portez est unique.
    C'est une parole profondément humaine, qui nous rappelle que les gens qui meurent "là bas" sont des êtres humains comme vous, et moi.
    Les médias français blablatent, parlent de géopolitique, d'armement, de résolutions. Froids.

    Vous nous parlez de la chair et du cœur d'un peuple, et on sent votre amour et votre respect, votre admiration, votre peine.

    C'est de VOTRE VOIX qu'on a besoin d'entendre.
    vous dites, avec vos mots, ce que j'aimerais infiniment savoir dire.
    Ne vous découragez pas.

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