lundi 7 octobre 2013

Combien d'années ?

Il faut tant d'années pour qu'une noria trouve le chemin du fleuve. Tant d'années pour que ses arbres grandissent, s'irriguent de force et de sève. Et qu'adviennent pour elle la légèreté gracieuse du peuplier, la densité charnue de l'abricotier, la ténacité discrète du mûrier, la sagesse gourmande du noyer et la force altière du chêne. Et que s'écrive enfin l'heure de choisir les plus beaux d'entre eux, ceux qui donneront à la roue son caractère et son histoire. Et puis patiemment, il faut accompagner les arbres, leur laisser le temps de sécher, les caresser, les tourner, les faire respirer avant de les façonner sans les blesser. Il faut pour cela des mains d'hommes, agiles, douées et attentives. Ces mains-là qui parcourent les bras à venir de la roue. Ces mains-là qui sculptent chaque cale, chaque pale, les madriers, cercles, coussinet et moyeu. Ces mains-là qui s'approchent des arbres, prolongent la vie de la rive à la rive du fleuve qui attend. Dans la sueur rouge de la forge, naîtront les clous, pointes affûtées pour pénétrer les bois, têtes solides prêtes à conjuguer avec l'élan puissant des frappes. Puis, pour la roue qui s'invente, vient le bel instant de dévoiler ses formes. Sur les deux cercles bleus tracés au sol, c'est là qu'elle affirmera son désir d'être compagne du fleuve, complice des saisons, maîtresse des moissons. Ce moment-là n'est que pour elle. Elle se sait reine sous la main des hommes qui l'attendent, l'imaginent, la révèlent. Humblement, fièrement ils la célèbrent. Et la voilà qui naît, farouche et libre comme le fleuve. Ensuite, elle va grandir, s'épanouir de sa rencontre avec la tour et le triangle, hôtes millénaires à la présence sage qui la reconnaissent et l'accueillent. Les hommes alors démarrent leurs danses, légères et amples. Leurs masses frappent les clous et les cales. Leur rythme précis et dense préfigure le chant à venir. Et tout est jeux. Et le puzzle se dessine entre poids et contre-poids, dans l'harmonie des mouvements. Et la roue prend corps sans contrainte, entourée et aimée. Pour que vienne le chant. Ce chant unique de la première fois, mise en eau, ode au fleuve.

Alors seulement, elle s'élance. Et les hommes font silence.

Tant d'années... Il faut tant d'années pour qu'une noria chante la vie du fleuve et de la terre. Des années pétries de siècles de savoir, de transmission patiente, empirique et confiante.

Il a fallu moins de trois ans pour mettre à terre le pays des norias, le ravager, le buriner, tout bousculer, étouffer, dénaturer et insulter. Moins de trois ans pour atrophier l'espoir et engloutir les rêves. Moins de trois ans pour noyer son peuple de famine, de blessures au corps comme dans l'âme, d'exils désespérés, de sillons de larmes. Moins de trois ans pour faire des différences des murs infranchissables aussi surement qu'elles étaient des chemins. Moins de trois pour contraindre à la rage.

Combien d'années ? Combien d'années, de mémoires, d'oublis et d'efforts pour réparer, relier, apaiser, revenir à la vie ?

Marion Coudert

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