mercredi 10 juillet 2013

Sarouja

Cimetière au sud de Damas. Nicolas T. Camoisson
Mohammed Ali ne traversait jamais le boulevard encombré et bruyant qui le séparait de Sarouja. Ce quartier, après tout n'était peut-être qu'un mirage, investi puis réinventé spécialement pour les touristes désargentés, routards en tous genres qui atterrissaient forcément là, dans l'un des hôtels aux portes grandes ouvertes. Il y avait cela, cette jeunesse bigarrée qui se rencontrait, formait des cercles, vivait à un rythme qui lui était propre. On y croisait des voyageurs du monde entier, des étudiants en Arabe à Mezzé, des jeunes en groupe, des solitaires en quête, des personnages parfois étranges, décalés, qui fuyaient la rencontre et les conversations. Il y avait cela, ces hôtels, vieilles demeures damascènes au charme suranné qui mélangeaient subtilement le mythe d'une Orient langoureux et l'esthétique coloniale de l'ancien protectorat français. 

Il y avait cela, certes. Mais Sarouja était d'une autre ampleur avec son passé qui refusait l'effacement dans les ruelles étroites et sombres des maisons abandonnées. Leurs portes en bois sculptées, les ferronneries qui les encadraient et les moucharabiehs qui résistaient encore y résonnaient comme un appel, la promesse d'un autre espace, plus intérieur, encore vivant, écrin pour le jasmin et les orangers. 
Sarouja, malgré son allure d'estropié, vivait, vibrait, rayonnait. On l'apprenait à l'odeur du pain chaud s'échappant du four au petit matin, aux croissants fourrés à la confiture d'abricots qui collaient aux doigts et aux papiers transparents qui les enveloppaient. On le respirait en se frayant un chemin dans l'attroupement permanent qui ne désemplissait pas chez le vendeur de fouls. On le devinait à la chaise qui n'était jamais vide, jamais seule non plus, du marchand aux oiseaux, toujours prêt à égayer la vie des enfants avec le chant de ses petits amis. On s'y perdait dans le regard frais du vieux repasseur, cet homme long et fin au dos courbé à angle droit, salaire des années passées à soulever, penché, les lourds fers de fonte. On s'en amusait chez le jeune coiffeur qui se coiffait et se gominait savamment entre deux clients. On le célébrait dans les allées du marché aux légumes, investi chaque matin par les paysans des alentours de Damas. Il se révélait dans les mélodies des ouds qui se frôlaient toujours un chemin depuis le fond des ateliers des couturiers jusque dans la cadence de la rue. On s'y attelait dans les papeteries sans prétention, entre les cahiers aux papiers jaunis, les bics à usage unique et les inévitables sucreries qui les encadraient. Et il s'écrivait comme une anomalie plantée à la périphérie du quartier, un risque, un défi, une réussite. L'immeuble du Centre Culturel Français, avec sa modernité blanche et sobre, y était ici comme un trait d'union volontaire exprimant la quête, l'impérieux désir d'une conversation respectueuse avec l'Orient, d'une voie à ouvrir en filigrane des identités, d'un mélange bénéfique à inventer. 
Mais quoique l'on lui disait, quels qu'étaient les arguments que l'on déployait, Mohammed Ali ne traversait jamais le boulevard. Ses Voyages, ses découvertes s'inscrivaient ailleurs, entre poésie et rêveries, à l'abri d'un verre d'Arak. 
Marion Coudert (texte tiré du livre Pays)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire