vendredi 20 avril 2012

Norias, les reines de Syrie

Le chant. Norias de Hama-Syrie. PHoto de N.T. Camoisson

Leur monde nous est étranger.

Rien, en terre de Syrie, ne s’écrit vraiment comme chez nous. 
Nos réveils ne sont pas rythmés par les mêmes chants. 
Nos villes ne battent pas aux mêmes pulsations. 
Nos prières ne déroulent pas les mêmes rituels. Nous ne veillons pas la mort avec la même attente. 
Nos images, nos symboles, nos légendes ne s’arriment pas aux mêmes sources. 
Nous ne traversons pas le temps avec les mêmes règles. 
Tant de choses nous séparent dans l’approche première que nous avons de l’autre. 
Nos pensées, nos langages, nos méthodes, nos raisonnements ne prennent pas les mêmes chemins pour dire l’homme et pour décrire cette traversée de lumière entre deux points d’ombres que nous expérimentons tous.

Étrangers… 
C’est donc ce que nous sommes les uns pour les autres.
Faut-il alors encore, toujours, comme un discours qui jamais ne trouverait de fin, nommer nos différences où s’échafaudent tant de conflits ? Nommer ces barrières, murs, remparts, silences coupables, focus permanents sur les tares de l’autre ? Et, pour nous définir, faudra-t-il toujours puiser, creuser dans ce qui nous aliène ?

On pourrait croire, c’est vrai, que ce qui nous sépare est bien plus vaste qu’une mer, bien plus transparent que le vol blanc d’un avion. Une frontière inaccessible dont la langue ne serait que la part émergée, un monde en somme, et plus encore, une posture, un regard, une façon à soi d’aspirer la vie et de saisir en l’autre sa part d’humanité. 

Des territoires de l’impossible qui seraient entre nous, à jamais.

Mais, si nous choisissons d’abolir les distances et de lier nos territoires sur la longue ligne de l’humanité alors peut-être entendrons-nous leur chant…

C’est le chant unique des grandes roues de l’Oronte.

Chant de l’ardeur qui s’élance, traverse, irrigue, renouvelle sans cesse. Chant du fleuve et de la terre, chant de la naissance, célébrée et dansée, au rythme de l’aride et du fertile, entre densité, clarté et souffle.

Les norias chantent. Elles chantent la vie, la fureur de la vie, la bonté du mouvement, l’élévation de l’eau comme celle de la pensée, la force des multiples, la joie de la rencontre entre le vent des plaines, la prodigalité du fleuve et l’éveil de la nature.

Elles chantent. A plusieurs voix, dans un rythme délié de toute entrave. Voix multiples, elles oscillent, hésitent entre le choix des thèmes. Un instant, elles déplient la lenteur nécessaire à toute élévation puis, en un revers, elles clament la vive, l’ample, la souveraine gestuelle des moissons.

C’est un chant précieux qui dit tout du partage, de l’essence du partage. Un étrange langage, fluide et lumineux, qui relie passé, présent et futur pour incarner le questionnement de la rencontre. Comme un défi, un possible, une voie à expérimenter toujours, seule perspective cohérente à défendre.

Elles chantent. Et d’une seule et même voix. Une voix profonde, chargée de la mémoire des hommes, ceux du désert comme ceux de la demeure, les hommes de toutes les cultures, les hommes aux religions variées. C’est la voix unique, celle des sagesses bienveillantes qui ne se lassent pas de rassembler, d’engendrer, de dénouer et d’escorter.

Et elles veillent.
Sur une terre à la beauté ardente et vulnérable.
Depuis plus de deux mille ans, elles veillent. Des milliers d'années à accompagner al-‘Asi, l’Oronte, fleuve rebelle, de Rastan à Sayzar. Des milliers d’années à jalonner, voiles d’eau, d’ombre et de fraîcheur, le rythme régulier du fleuve le plus déterminé et le plus fidèle du Moyen-Orient.

Elles sont les reines d’un territoire précieux, étroit couloir foisonnant et fécond au cœur de la steppe aride. Elles ont inventé mille rives, patiemment. Elles ont échafaudé semences, sèves et limons, patiemment. Elles ont veillé le grain, patiemment. Elles ont fait naître le blé, le thym et le jasmin, fruits et légumes, menthe et cumin, patiemment. Elles n'ont jamais failli, jamais cessé d'élever l'eau vers la terre, jamais refusé aux hommes l'offrande de la vie. 
Immenses roues de bois, uniques au monde, elles ont la légèreté gracieuse du peuplier, la densité charnue de l’abricotier, la ténacité discrète du mûrier, la sagesse gourmande du noyer et la force altière du chêne.

Leur présence, dans ce paysage qui ne sait que choisir entre l’abondance fertile et la sècheresse, semble émerger d’une fable, de l’union utopique, secrètement visionnaire de deux mondes contraires. Sédentaires, nomades, protégés par de lointains remparts, en distance l’un de l’autre… Et pourtant, unis, réunis au pied des grandes roues, les nomades, pétris de traversées, échangent le lait et la viande contre les outils, les céréales, les fruits et les légumes des sédentaires. Cette promesse de l’alliance de l’ici et de l’ailleurs, de l’éphémère et de la durée, est l’essence première de leur raison d’être. Elles convient, lient et relient ceux qui devaient rester étrangers l’un à l’autre. Leur structure même révèle l’union de ces deux mouvements : l’aqueduc pérenne, ancré dans la terre et la roue, éphémère, renouvelée toujours, toute de bois, d’eau et de lumière.

Aujourd’hui, plus que jamais, les norias veillent.
Fières sentinelles, elles sont les gardiennes des mémoires sauvages, celles que les hommes ne peuvent traverser sans se brûler l'âme et le cœur.
Aujourd'hui, plus que jamais, les norias hamouites ne désertent pas.
Elles demeurent et élèvent leur chant.
Et ce faisant, elles célèbrent l’humain en l’homme et irriguent l’avenir d’un espoir sans limites.

Marion Coudert

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