lundi 16 avril 2012

Yasser

J'ai la Syrie dans le coeur. 
C'est comme ça, je n'y peux rien. 
J'ai bien essayé de m'en défaire parce qu'écrire et combattre pour mes amis syriens ne m'amène que d'autres pages blanches. Blanches et noires. 
Je suis française et ça non plus je n'y peux rien. Mais j'ai la Syrie dans le coeur. Comme un pays que j'ai fait mien. Une terre bleue et rose et qui me touche jusqu'au fond de l'âme sans que rien ne puisse apaiser cette douleur. 
Etrangère partout.
Avant la révolution ou la répression ou le printemps ou les vannes ouvertes pour que coule le sang, faites votre choix, moi je traversais déjà cette blessure, morsure de l'invisibilité, du mépris, de la solitude. "Ah, tu travailles sur la Syrie ? ah et t'as pas d'autres sujets ?..." Radeau perdu sur une mer inféconde. L'impression d'être entre deux. Et nulle part. Ni en France ni en Syrie ni en Belgique où je vis maintenant. Mes mots frappent des murs trop hauts pour moi. Ma voix coupée et brisée sur les écueils des appartenances et moi, au milieu, comme une enfant sans phare, n'appartenant à aucun territoire défini. 
Profondément, je le sais comme un amour premier, j'ai aimé la Syrie et mes amis de là-bas, ces artisans et ces norias qui me dessinaient un refuge, une maison ouverte et libre. Pour eux j'ai tout donné, ma vie, mon quotidien et tous mes engagements. 
Et puis tout s'est brisé lorsque la noria al Salam pour l'Exposition Internationale de Saragosse 2008 n'a pas voulu tourner en Espagne.
Al Salam... Une roue, une amie, un pays que j'inventais. Un pays merveilleux où les hommes oubliaient qu'ils étaient étrangers les uns aux autres. J'ai voulu croire à ce rêve comme à une terre découverte, vierge, possible. 
Mais les rêves s'échouent sur les plages de la vanité des hommes. Que pouvais-je faire contre des ingénieurs qui savaient tout ou croyaient tout savoir et qui ont malmené al Salam, l'insultant de trois pompes hydrauliques, comme si les roues de Hama, qui tournent depuis 2000 ans, avaient besoin d'un petit bonhomme et de ses théories fumeuses sur le mouvement de l'eau ?
Et depuis je n'ai rien reconstruit. J'ai déviré, je suis restée dans l'entre deux, étrangère à tout et à tous. Seule, près du fleuve Oronte, mon fleuve rebelle, envoûtée toujours par la magie du mouvement, de l'eau et la lumière dans les bras des roues fragiles.
Il y a toi, mon ami Yasser, piégé à Hama, dont la voix me rassure lorsque tu arrives à nous parler. Et je reste fidèle à ta voix et à ce rêve que nous avons construit ensemble. 
Mais ce soir, dans le froid silence d'un pays étranger, j'ai la Syrie dans le coeur et ce sang inutile et cette violence comme une honte qui vient pourrir mon rêve avec ses identités malsaines. Appartenances idiotes qui hissent entre la terre de mes songes blancs et ma main des frontières que mes nuits ne dépassent plus.

Marion Coudert

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire